vendredi 22 août 2014

SURSIS (nouvelle pour le Ray's Day)

(Photo : UKTV)

@ Laetita, vite ! Quelle histoire n'a pas encore été écrite ?
Voilà bien le genre de message qu'on n'a aucune envie de recevoir à 4 h 21, un dimanche soir, c'est-à-dire lundi matin. Surtout quand ledit message émane d'un écrivain dépressif dont le succès (relatif) appartient au passé. Que voulez-vous répondre à ça, franchement ? Dont acte :
@@ Que veux-tu que je réponde à ça, Max ? Soit elle a déjà été écrite, et tu plagies ; soit non, et ta réponse consiste à l'écrire.
Pas mal pour quatre heures du matin ; j'avais même réussi à corriger mes fautes de pouce. La réponse m'est parvenue alors que je commençais à me rendormir. Mauvais timing. Il faut dire que, l'avant-veille, j'avais passablement arrosé la sortie du dernier étron de mon plus jeune poulain, un encore plus insupportable que la moyenne, ce qui n'est pas peu dire. Mais populaire, évidemment, puisque mauvais, donc très bankable.
@ Je cherche l'inspiration et toi, tu fais de la métaphysique d'éditrice blasée (désolé pour la Plaie au Nasme). Honte à toi ! Donne-moi des idées ! Assume ta vocation (si c'en est bien une, comme tu le prétendais jadis) !
Merde ! Ça volait bas. Une fois de plus, j'avais négligé d'éteindre mon portable ; et maintenant, je ne pouvais plus le faire. Le piège classique. Le piège du classique ?
@@ Les idées se baladent dans l'air, comme disait Popaul (Valéry, pas VI). Tu n'as qu'à les chasser avec un filet à papillons. Et je suis éditrice, pas idéaliste. C'est incompatible.
Que faire en attendant la réponse ? Un café ? Une douche ? Un sudoku ? Une sieste-éclair ? J'aurais bien tiré un coup, vite fait, mais le lit était aussi vide que le cerveau d'un distributeur depuis... pas mal de temps, disons.
La réponse tardait. J'avais réussi à trouver (où ?) la force d'aller à la cuisine enclencher le machin à café. Mais je n'avais pas encore eu le temps de le boire quand elle arriva.
@ Je suis fini, 'Titia ! Pas eu la moindre fucking bonne idée depuis dix ans. Et je ne peux même pas me suicider en te léguant mes manuscrits cachés ; il n'y en a pas. Y a que dalle.
Bon. Ce point-là, au moins, paraissait réglé. Donc. Encore qu'un écrivain est un peu comme ces étudiants qui viennent de passer un examen ; toujours persuadés d'avoir merdé, et ils s'en sortent avec une mention ! Mais tout de même, par texto, à presque cinq heures du matin, je la trouvais un peu saumâtre. Merci, la technologie "moderne". Il me fallut le temps d'ingurgiter un bol de café pour prendre conscience que dans tous les cas, la situation revenait exactement au même.
@@ Tu n'as pas d'héritier, Max ; tu n'as jamais eu le courage ou l'inconscience d'en vouloir. Rien ne changera rien à rien et tu le sais parfaitement. Et accessoirement, ça ne fait pas dix ans que ton dernier bouquin est sorti, mais six. Presque.
Cette fois-ci, la réponse fusa ; je n'avais même pas eu le temps de me déshabiller.
@ Tu chies autour du pot, comme disait ma grand-mère. Six ans pour un écrivaillon, c'est la vie des rats. Tu ne me relances même plus ; du coup, je me sens délaissé. Je m'étiole. Je deviens flou.
A poil sur le seuil de ma chambre, je tapai :
@@ Je ne te relance plus parce que je sais que ça ne sert à rien. Tu m'envoies paître à chaque fois. Donc, j'attends patiemment que tu aies fini... quoi que tu soies en train de pondre, un œuf ou une poule avec des dents.
Une fois habillée, je me préparai un petit déjeuner lourdement normal.
@ Cette fois, il n'y a rien à achever, sinon moi-même. Vu que rien n'a été commencé. Rien de rien. Le néant sans lettre. Le vide sous plastique. La merde de Manzoni, version lyophilisée.
@@ Tu n'es pas sous tutelle, Max, pas même sous contrat exclusif. Et tu sais très bien que tout le monde se fout des clauses de préférence. Personne ne les a jamais respectées, toi le premier.
@ Je ne suis pas sous contrat exclusif parce que tu t'en fous, de mon sort. Où est le temps où un Romain Gary pouvait négocier une rente en guise de droits d'auteur ? Quoi que je fasse, tu sais très bien que tu en vendras dix mille ; c'est tout ce qui t'intéresse, pas vrai ?
@@ Douze mille cinq cents, mon cher. Etalés sur cinq ans. Réglé comme une horloge depuis bientôt trente ans. Encore que ça baisse un peu, puisque tes lecteurs meurent de vieillesse.
J'eus le temps de finir mes céréales, cette fois.
@ A ce niveau-là, ton attitude n'est plus du cynisme. Il n'y a même pas de mot ; je viens de vérifier.
L'aube se levait sur mes miettes de toasts au confit de pêches.
@@ Puisque le mot n'existe pas, tu n'as qu'à l'inventer. C'est ton métier, non ?
@ Un métier qui ne me fait pas vivre décemment, comme tu le sais fort bien.
@@ Tu crois que je roule sur l'or, peut-être ? Demande à mon charmant distributeur de combien il se gave pour avoir le droit de mal faire son boulot, et tu compatiras à ma douleur.
@ Je vais pleurer ! Faut toujours que ce soit de la faute à quelqu'un, pas vrai ? Pourquoi vous ne vous êtes pas ligués contre eux, quand ils ont commencé à enfler des chevilles ? Tu sais ce qui te gêne, là-dedans ? C'est que vous êtes tous des lâches. Vous auriez pu inverser la tendance avant qu'il ne soit trop tard ; mais vous avez baissé les bras avant même d'essayer.
@@ Pourquoi "on" n'a pas essayé... Bonne question. Je l'ai déjà posée à quelques-uns de mes confrères et consœurs (ceux qui ne viennent pas d'une école de commerce, je veux dire). Tu veux connaître leur réponse ?
@ Seulement si elle est gratuite.
@@ "Ha ha" (comme disait Joseph Heller). Parce que les sociétés de distribution appartiennent et sont possédées en partie par de gros éditeurs, qui ne veulent donc pas perdre sur les deux tableaux. Ce qui prouve en passant qu'ils sont comme tout le monde.
L'attente me permit de faire la vaisselle et un peu de rangement. J'imaginai sans mal le petit père Max fulminant dans son pseudo taudis (un six-pièces prêté par un riche admirateur toujours en voyage), les poings tout faits.
@ "Ah, les fumiers ! Ah, les ordures !" (Jean Yanne et/ou Michel Audiard, je sais plus). Si seulement un écrivain des années 1980 avait eu assez de couilles pour en buter un ou deux, de ces connards, on n'en serait pas là, aujourd'hui.
@@ Tu parles ! Et il serait toujours en taule, avec ses droits gelés jusqu'à sa retraite. Non seulement, ce n'est pas très gentil de souhaiter ça à un collègue, mais pourquoi ne l'as-tu point fait toi-même ?
@ D'abord, ça dépend duquel, de confrère. Et de toute façon, aucun ne l'a fait, alors aujourd'hui, les connards cravatés qui ont fait HEC au lieu de lire de vrais bouquins mènent la danse et s'en mettent plein la panse (quand à moi, je te rappelle qu'à l'époque, j'étais en Tanzanie).
@@ Tout cela ne s'est pas produit juste pendant ton séjour de neuf semaines, mon cher. Es-tu sûr d'être allé en Tanzanie ? N'était-ce pas plutôt... la Lybie ? Enfin, bref ; pourrais-tu en venir au fait, je te prie ? Je vais bientôt partir bosser.
@ Bosser ? Je ne t'ai jamais vu faire autre chose que bavasser au téléphone pendant des heures et envoyer des e-mails bourrés de fautes sans les avoir relus. Pftah !
@@ Oui, je suis très demandée. C'est qu'il en faut, de l'organisation, pour vendre tes 12.500 exemplaires. Entre autres. (Pftah ?)
À ce point de la "conversation", j'étais installée dans ma voiture et démarrai sans attendre. La réplique suivante arriva alors que j'atteignais le périphérique.
@ FAUX ! L'organisation - la Mafia, en d'autres termes - ne sert qu'à vendre des merdes que personne n'achèterait si les gens savaient se servir de leur cerveau au lieu de le prêter à des exploiteurs. Les bons livres se vendent uniquement par réputation. (Pfath ! = soupir + mépris + éternuement réprimé).
@@ Dans ce cas (tapai-je au feu rouge suivant) tu dois écrire des livres vraiment merdiques, vu la masse d'organisation qu'il me faut pour te vendre.
Zut ! Je regrettai ce message aussitôt expédié. Mais le feu venait de passer au vert, ce qui m'avait valu un concert de klaxons. Tant pis ! J'étais la dernière à défendre Max, à la boîte (du moins, les rares fois où la conversation tombait encore sur lui).
Quand j'arrivai au siège, Max n'avait toujours pas répondu. Mauvais signe. Avais-je tapé trop fort ? Il m'avait poussée à bout. Devant l'ascenseur, j'hésitai un instant. Dès que quelqu'un m'apercevrait dans le hall, je n'aurais plus une minute de libre. Il fallait que j'apaise Max maintenant, où il ferait certainement une connerie majeure. Mais que pouvais-je lui dire ?
Je me planquai derrière une plante et tapai rapidement :
@@ Veux-tu, oui ou non, que je signe enfin les papiers de notre divorce, mon chéri ?
Ce qui me valut la paix pendant six mois.

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