lundi 22 août 2016

#RaysDay 2016 : CE QUE NOUS FAISONS EST SECRET

Nous sombrerons dans le sommeil
à six heures, ding, dong,
très loin, très loin,
adieu, adieu, adieu.
The STOOGES, We will fall

Quelque part entre l’invention de la cassette et celle du compact-disc, en Californie

Le jeune homme, un peu gauche, au port d’épaules timidement démenti par son rictus canaille, écarta le rideau de perles et s’arrêta sur le seuil ; hésitait-il à le franchir ? La pénombre empêchait de voir si son expression était complexe ou simplement effrayée.

Une voix rauque surgit de la pièce voisine ; une de ces voix dont on ne saurait dire si elle est masculine ou féminine. Une voix qui faisait froid dans le dos.
Approche, petit ! Tu sais que je ne te veux aucun mal. Depuis le temps qu’on se connaît…
Le jeune homme fit un pas en avant ; les perles du rideau retombèrent derrière sa tête. Son crâne était rasé sur les côtés ; une crête châtain se hérissait au milieu, évoquant un coq daltonien.
Vous ne… me faites pas peur. Du tout, mec.
Tant mieux, mon jeune ami. Approche encore. Viens t’asseoir. Je sais pourquoi tu es ici. Comme d’habitude.
Plissant ses lèvres presque décharnées, le jeune homme fit trois pas rapides et se laissa tomber sur le fauteuil Louis-Untel. Au milieu d’un guéridon, l’unique chandelle de l’endroit ne lui permettait pas de bien distinguer le visage de son interlocuteur. Il se doutait que c’était préférable.
Pourquoi vous cachez-vous ? lança-t-il soudain, sur une impulsion. Vous avez des cicatrices, c’est pour ça ? Moi, j’aime bien les cicatrices, faut pas les cacher ; elles font partie de notre personnalité. Quand on en a une, bien sûr. Regardez, j’en ai une, là.
Penché au-dessus de la bougie, il montrait une vague estafilade en travers de sa joue droite.
Elle est cool, non ? Je me la suis faite, l’autre soir, au Starwood, et c’était plein à craquer, mec. Deux cents personnes, au moins. Sympa, hein ?
Mais le mage (ou la sorcière, ou la gargouille, pour ce qu’il en savait) ne broncha pas. Ne se pencha pas en avant pour admirer la cicatrice. Ne lui montra pas son visage.
Pff ! Vous êtes dur, merde ! maugréa le jeune homme.
Veux-tu savoir pourquoi tu es ici ? Ou comptes-tu esquiver longtemps le sujet qui t’amène ?
Le gosse se recula, souriant de travers, croisant les jambes et les bras en même temps. Ronchonnant.
Ouais, ça va. On se voit une fois tous les combien ? Trois mois, non ? Alors, c’est pas bien… sorcier. Je veux dire, vous commencez à m’emmerder, à toujours me dire que ça va décoller, que ça va bien se passer, et tout ça. N’empêche que ça décolle pas vite. Alors, on fait quoi, cette fois ? Parce que je vous préviens, s’il ne se passe rien avant la fin de l’année, moi, je viendrai plus vous voir. Vu ? J’ai bientôt vingt-deux ans, mec. C’est vachement VIEUX ! Autant que je retourne à l’école interplanétaire, avec leur scientologie à la con, et basta cosi fan tutti frutti !
Le mage ne dit rien ; laissa passer un soupir. Le gosse semblait plutôt content de sa recette italienne. Le débris parla.
Je souhaite t’entendre formuler ton vœu le plus cher.
Mais putain, je vous l’ai déjà dit plein de f…
Obéis sans rechigner ! Ou ce que je te dirai n’aura aucune valeur.
Ok, ça va ! Putain, vous êtes plus chiant que ma rombière, des fois. J’vous jure !
Mais elle n’a pas les moyens d’accomplir ta destinée, énonça le vieux sur un ton d’évidence.
C’est clair. Elle aurait même plutôt tendance à essayer de la foutre en l’air, avec ses histoires de mecs. Déjà que mon père, c’était pas le vrai. Bon, pas que j’m’en tamponne, mais…
Ton vœu ! Et n’oublie pas d’énoncer clairement ton nom.
OK, OK… Je m’appelle Jan Paul Beahm. Je suis musicien. Punk. J’ai fondé un groupe, The Germs, avec… Pat Smear. C’est pas son vrai nom, mais… Bon, on s’en fout, de lui. Je veux… Eh, merde, enfin ! Je veux devenir célèbre. Et même super célèbre, comme tout le monde.
Bien, approuva la gargouille dans l’ombre. Célèbre à quel point ?
Y a un barème, pour ça ? Alors, disons : plus célèbre que Jésus-Christ.
Ce qui le fit ricaner. Mais le vieux sorcier (dont Jan Paul s’avisa soudain qu’il ne connaissait pas le nom) ne rit pas. Pas du tout. Pourtant, cela n’aurait pas été incompatible avec ce qu’il dit ensuite.
Je t’annonce que ton heure est venue.
Quoi ?
Sous le coup de la surprise, Jan Paul Beahm décroisa ses membres. Ses mains vinrent se poser machinalement sur ses genoux.
Vous voulez dire… Mais quand ?
Ce soir.
Ce soir ? Mais j’ai un concert au London Fog. Qu’est-ce que ça veut dire ? Putain, je sais : un super-producteur va venir ?
Je l’ignore. Inutile de m’interroger là-dessus, je n’ai pas les détails. Mais la date est bonne. Ton heure est venue, je le répète.
Ah bin, ça fait plaisir à entendre, et tout ça. Depuis le temps que je vous paie pour me prédire mon avenir. Il était temps, hein, comme on dit ? Minute ! Comment vous savez qu’elle est… venue, mon heure, comme vous dites ?
Cette fois, le sorcier prit son temps ; rassembla ses mains en prière au-dessus de la bougie. Sa peau était squameuse, tachée, crevassée ; ses ongles étaient de véritables griffes. Jan eut un début de haut-le-cœur.
As-tu appris à lire les signes ? demanda le vieux.
Les signes ? Quoi, les signes ? J’en sais rien, moi. C’est votre boulot, non, de lire les signes ou les foies tout dégueu’, pour les interpréter ou j’sais pas quoi ! Quels signes, d’abord ?
Il y eut un soupir dans l’ombre, vite réprimé.
Les foies, ça ne se fait plus. Aujourd’hui, on surveille les cycles. Je te parle du 7 septembre 1978.
Eh bin, qu’est-ce qui s’est passé, le 7 septembre 1978 ? Au fait, vous m’avez jamais dit comment on vous appelle..
Ne détourne pas la conversation ; tu n’as qu’à m’appeler Max, si tu veux.. Je te parle de Keith Moon.
Le batteur des Who ? Il est mort, non ? Et alors ?
Le 2 février 1979.
Le… 2 février de l’an dernier ? Je sais pas, moi. Euh…
Sid Vicious.
Jan Paul fronça les sourcils. Son rictus avait disparu sans qu’il s’en rende compte.
Les Sex Pistols ? Mais je…
Le 27 septembre 1979, coupa le sorcier.
Je crois que je le sais. Me dites rien, attendez. Putain, ça me dit quelque chose !
Jimmy McCullough.
Le guitariste des Wings ! Mais c’est dingue, ça…
Le 19 février 1980.
Je sais ! beugla Jan Paul : Bon Scott, le chanteur d’AC/DC.
Le 18 avril…
Ian Curtis, de Joy Division. Ce con s’est pendu chez l…
Le 25..
..septembre ! John Bonham, le batteur de Led Zeppelin ! Oh, putain ! Oh, putain de putain de putain ! C’était pas la bonne année, pour les batteurs. Et dire que moi, j’ai flanqué un coup de pied au mien, pendant la répét’, l’autre jour. Je sais même plus pourquoi. Oh, merde !
Il transpirait, le jeune homme. Les deux parties nues de son crâne luisaient dans la lueur jaunâtre de la bougie. Il faut dire qu’on crevait de chaud, dans cette cahute en toile de tente, posée dans un terrain vague, quelque part au bord du Strip de Los Angeles. La gargouille devait suer, sous sa capuche. Pourtant, on n’avait pas l’impression que la température lui causait le moindre souci. C’était peut-être son élément naturel.
Mais qu’est-ce que vous êtes en train de me dire, là ? Qu’il faut que je crève dans mon vomi pour devenir célèbre ? Remarque, c’est plutôt cool, comme mort. Complètement rétamé, et tout.
Je t’ai expliqué la loi des séries. Ce n’est pas une invention moderne. Elle est vraie depuis l’aube des temps. L’histoire est un éternel recommencement. Six de tes musiciens préférés sont morts au cours des vingt-six derniers mois, avec une moyenne de cent-treize jours d’intervalle. Tu es né le 26 septembre 1958. Tu dois fermer le cycle de 790 jours qui se termine… ce soir !
Pourquoi 790 ?
À cause des cycles, je viens de te le dire : ta date de naissance ! Ta date nous donne treize (la moitié de vingt-six, tu comprends pourquoi, non ?) fois cinquante-huit, à quoi s’ajoutent vingt-six plus neuf, plus un pour l’année bissextile, donc sept cent-quatre-vingt-dix. C’est limpide. Tu dois être le septième de la série et mourir avant l’achèvement du vingt-septième mois ! Ce sera le finale de la grande symphonie des astres ! Sois le septième et ton nom résonnera au firmament de la gloire éternelle. C’est écrit !
Jan Paul était content que le vieux sorcier ne se soit pas trop agité jusque-là ; ses dents n’étaient que d’immondes chicots noirâtres, et leur nombre réduit n’atténuait pas la sensation atroce qu’elles infligeaient.
Putain, mec ! Oh, putain !
Jan Paul ne voyait pas grand-chose d’autre à dire, sinon « Vous êtes givré, mec ! Complètement bargeot ! » mais il lui restait encore assez de traces de bon sens pour s’en abstenir. Honnêtement, l’idée le bottait pas mal.
C’est la seule solution, reprit le vieux quand il eut avalé le trop-plein de salive qui avait jailli de sa gorge en produisant un bruit répugnant. C’est la meilleure des solutions. La plus belle. Tu dois mourir. Les nombres ne peuvent pas mentir. Ce soir. C’est annoncé. Écrit. Dans tes étoiles. Une belle mort. Parfaite. Comme une équation égale à zéro.
En public ?
C’est tout ce que Jan Paul avait trouvé, comme argument. Pour continuer à discuter. En quelque sorte.
Si tu veux, fit le sorcier sur un ton badin. Ce n’est pas précisé dans les cartes.
Vous voulez dire, les nombres ?
Oui, oui.
Peut-être qu’il vaut mieux que ce soit en public, remarquez. Je sais pas trop quoi dire, là. C’est quand même barré, votre truc !
Ne m’as-tu pas dit toi-même que tu voulais mourir jeune ?
Si,si ! Die Young et tout ça, mais…
Mais ?
Mais je pourrais peut-être attendre jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, non ? Le temps d’enregistrer quelques albums de plus… Pour ma mère, vu que c’est elle qui touchera les droits et tout. Comme ça, je serai dans le Club 27 ; la classe, voyez ?
Tu es un bon fils. Ne va pas tout gâcher maintenant. Demain, il sera trop tard.
OK ! Vous fâchez pas. Je disais ça pour rigoler. Ça marche. Je vais le faire. Y a pas de raison de ne pas le faire. Puisque c’est dans les chiffres. Faut juste que je trouve ma dose pour ce soir. Justement, je vous dois combien ?
Rien pour cette fois. Je sais que tu vas casser la baraque. N’oublie pas de dire à ton public que c’est moi qui ai prédit ta fin glorieuse.
Ce disant, il tendait une main serrée au-dessus de la table.
Ah, bon ? Vous vous intéressez à ma musique ? demanda Jan Paul en glissant une de ses mains sous celle de la vieille créature ; le paquet blanc s’y déposa avec un bruit de routine.
La musique punk ne mourra jamais, lança la gargouille chenue en élevant son poing encore serré mais vide à côté de son oreille.
Jan Paul eut soudain la conviction (ou était-ce un flash ?) qu’Iggy Pop s’était déguisé en vieux fakir pour lui jouer un vilain tour. Il faillit bien éclater de rire ; mais sa gorge resta coincée. Il ne savait pas où se trouvait l’ex-chanteur des Stooges en ce moment, mais l’Iguane ne pouvait pas être ici, à Los Angeles, rien que pour lui monter une blague.
Quoique.. Depuis la mort de Pete Ham, le bassiste des Stooges, pas mal d’eaux usées avaient coulé sous les ponts. Sidéré, ressentant les premiers signes d’un manque carabiné, Jan Paul Beahm ne sut quoi dire en guise d’adieu et partit.
Le soir, apprenant que son concert avait été annulé au dernier moment, il alla trouver sa petite amie Casey qui l’amena dans la cahute au fond du jardin de la villa de ses parents. Ils s’injectèrent toute la dose d’héroïne. Casey fut trouvée le lendemain, dans un coma dont elle finit par sortir lentement. Jan Paul, durant son agonie délirante, avait trouvé la force d’écrire une note : « Ma vie, mon cuir, mon amour vont à Bosco. »
Bosco était le surnom de David Danford, l'un des bassistes occasionnels des Germs.

Le lendemain matin, la mort de Darby Crash, de son vrai nom Jan Paul Beahm, punk californien d’origine suédoise âgé de vingt-deux ans, totalisa neuf lignes dans une feuille de chou locale, tandis que la quasi intégralité des journaux terriens annonçaient l’assassinat de John Lennon.
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Cette nouvelle fait partie du roman-mosaïque FUCKING ICONS DANS NOS RÊVES (co-écrit avec Julie Mornelli), dont l'intégrale se trouvait sur le site www.quiaeteintlesetoiles.fr, supprimé par l'éditeur Le Peuple de Mü sans l'accord des auteurs. Cet ouvrage aurait dû être publié en 2016 et se touve donc dans les limbes.

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