mardi 2 mai 2017

Il était une mauvaise foi: Chapitre 1

Il était une mauvaise foi..

(quinze ans dans les soutes de l'édition française)

 
Il est temps qu'un texte de loi

Prive les éditeurs de leurs droits

Puisqu'on fourre en prison les souteneurs ordinaires.

Et encore... eux... leurs putains les aiment.
Boris VIAN

 

1. ÉTAT DES LIEUX

Tu sais où tu peux te les mettre, tes Cachou, Karpov ?
Bob SAINT-CLAR


1.1 DE LA MISÈRE EN MILIEU ÉDITORIAL

Vous venez d'entamer la lecture d'Il était une mauvaise foi. Vous ne le lisez pas par hasard. Vous ne lisez jamais rien au hasard ; c'est trop "risqué". Il y a tant de livres publiés, de nos jours ; on a d'autant plus de chances de tomber sur un "mauvais". C'est ce que vous vous dites.
Vous avez raison : de 1975 à 2005, le nombre d'ouvrages publiés en France est passé de 20.000 à 60.000. Cela veut-il dire que le pays compte trois fois plus de bons auteurs ? Hélas, non. Cela veut dire que « le meilleur moyen de gagner de l'argent avec la littérature aujourd'hui, c'est de distribuer [les livres] »1; pas de les faire, encore moins de les écrire ; mais de les jeter scientifiquement et économiquement sur le marché, et de les faire écrire afin qu'ils soient jetables. Autrement dit, plus il y en a qui circulent, plus c'est tout bénéfice.. pour qui les distribue. Mais.. ce n'est pas l'éditeur qui les distribue ? Et d'ailleurs, ça veut dire quoi, "distribuer" ?
C'est de tout cela que va vous parler Il était une mauvaise foi : des véritables méthodes quotidiennes de l'édition française contemporaine, et des raisons pour lesquelles je (à l'instar de milliers d'autres écrivains qui ne sont ni journalistes ni universitaires) ne peux pas vivre de ma plume, ne faisant pas partie des 1.200 écrivains français qui gagnent plus de 800 € par mois en droits d'auteur ; des raisons pour lesquelles vous, le lectorat traité comme un troupeau, ne suffisez pas à assurer ma subsistance, qui est devenue ma survie, qui ne sera bientôt plus rien.
Une rumeur, discrète mais persistante, prétend que la critique envers le monde éditorial d'aujourd'hui est faussée parce qu'il existerait deux sortes d'éditeurs : les gros d'un côté ; les petits et moyens de l'autre, qui se serreraient les coudes contre les premiers. Statistiquement, c'est indubitable : les 230 plus gros éditeurs français se partagent 80 % du chiffres d'affaires global de l'édition ; les 20 % restants échoient aux 1.200 (ou 3.200, ou 4.000 selon quelles sources on consulte2) autres éditeurs. Les premiers (appelons-les "méchants") étoufferaient les seconds (les "gentils"), qui ne cherchent qu'à survivre en appliquant les vieux principes du respect de l'auteur et de sa démarche artistique parfois complexe.
Dans les pages qui suivent, je vais m'employer à montrer plusieurs choses :
- que cette hypothèse est une fable entretenue par des gens gravement ignares ou, au contraire, qui savent fort bien de quel côté leur tartine est beurrée ;
- que la plupart des éditeurs moyens se prennent volontiers pour des gros et singent les méthodes étouffantes, souvent douteuses, parfois criminelles, de leurs mentors, dans l'espoir de devenir comme eux, c'est-à-dire d'être admis dans leur(s) cercle(s) de pouvoir ;
- qu'ils le font en toute connaissance de cause, ou bien dans l'ignorance la plus crasse – sans que l'on puisse déterminer laquelle de ces deux attitudes est la plus lamentable ;
- que la plupart des très nombreux petits éditeurs font souvent n'importe quoi n'importe comment, en exploitant l'ignorance des auteurs amateurs qu'ils publient ;
- que, seuls au milieu de cet océan de médiocrité, de scélératesse et de duplicité, une poignée d'éditeurs font correctement, honnêtement et respectueusement leur travail, sans que rien ne permette de les distinguer des autres, sinon l'expérience et les échecs répétés ;
- que le milieu de l'édition fonctionne comme une place boursière virtuelle, hermétiquement fermée au public, où les auteurs sont cotés, échangés, vendus, exploités puis jetés, la plupart du temps sans leur assentiment, parfois au-delà de leur mort physique, le tout dans une illégitimité grossièrement "assumée"...

Les noms des coupables seront laissés intacts, afin qu'ils sachent se reconnaître sans l'ombre d'un doute. L'activité juridique ayant connu une curieuse flambée dans le milieu éditorial au cours des vingt dernières années, il est à craindre que certaines personnes se sentiront lésées (telles les majestés qu'elles se considèrent) et chercheront ainsi à gagner l'argent qu'elles n'arrivent plus à amasser en "faisant" ces livres qu'elles considèrent comme les "leurs" parce qu'une ministre à cervelle d'oiseau-lyre3 les a (en juin 2012) caressées dans le sens de la plume.

Ne dites pas : "Pour sceau d'éditeur"

mais dites : "Cochon qui s'en dédit."

YANN & CONRAD4


1.2 PORTRAIT DE L'AUTEUR, "Ouoh, t'es qui, toi ?"

Je m'appelle Alfred Boudry, j'avais 44 ans au moment où j'ai commencé à écrire ces lignes (de l'eau a coulé sous les ponts depuis). J'écris des histoires depuis l'âge de 14 ans, en publie depuis que j'en ai 31. Seule une poignée de ces histoires ont été publiées et m'ont rapporté des nèfles (un fruit que je n'aime pas) ou à la rigueur la considération muette de quelques fans et d'une pincée de collègues eux-mêmes en train de crever5, que ce soit de faim, de mépris, de trouille, ou d'un cocktail des trois.
Ma lectrice préférée reste l'inconnue qui est partie, les yeux embués, quand je lui ai appris que je gagnai 0,70 € sur chaque exemplaire de ce qu'elle considérait comme un chef-d'œuvre et qui n'a été vendu qu'à cinq cents exemplaires par "mon" éditeur, parce que je ne suis le fils que de mes parents, que je ne lèche les pieds d'aucun journaliste et que je n'habite pas en Île-de-France. J'ai écrit le présent pamphlet parce que je n'attends plus rien de la littérature autorisée (entendez autoritaire), encore moins du merveilleux monde momifié de l'édition.
En théorie, le document que vous allez lire s'adresse aux seuls membres du public. Je parle du public au sens large et flou du terme (non du public réputé singulier donc facile à cerner) dont parlent certains éditeurs quand ils tentent d'expliquer pourquoi ils lancent tel auteur dépourvu de talent ou pourquoi tel livre n'a pas marché alors qu'ils l'estimaient "géniaâal". Il est assez curieux que personne (surtout pas de journaliste) ne dénonce jamais un éditeur qui accuse le public d'être imprévisible et capricieux, alors que six mois auparavant, le même éditeur avait prétendu haut et fort qu'il savait parfaitement ce qu'"exigeait le public"6. L'explication tient sans doute au fait que les journalistes ne font pas tous leur travail ; à moins qu'ils préfèrent ne pas vexer une personne importante qui connaît – voire, qui couche avec – leur rédacteur-en-chef.
Il est pourtant flagrant qu'il n'existe pas "un" public mais autant de publics qu'il y a de livres ; c'est-à-dire de livres différents (puisqu'il faut bien reconnaître, hélas, qu'il existe des livres qui se ressemblent, voire qui sont faits pour cela). C'est ainsi que les éditeurs les plus commerciaux (entendez les plus "performants") peuvent fonder leurs politiques éditoriales sur des chiffres sûrs : ceux des ventes précédentes. On en conclura que ce ne sont pas ceux-là qui font évoluer la littérature. Ni leurs lecteurs. Les deux ont la mentalité de l'épicier qui flatte la morale bourgeoise en vigueur.
C'est donc seulement au public anonyme et idéal que s'adresse le présent ouvrage. Il ne s'adresse pas aux 55 % de lecteurs qui achètent des livres "comme éléments de décoration"7 ; pas plus qu'aux 32 % de lecteurs qui achètent un livre parce qu'ils l'ont "vu sur une liste des meilleures ventes" (sondage TNP-Sofres paru dans Livres-Hebdo8), comme si c'était une garantie de qualité ; ni aux gens qui vous proposent un magazine quand vous leur demandez un livre ; encore moins à certains jeunes qui estiment qu'être vu en train de lire un livre, c'est "la honte". Enfin, il ne s'adresse pas au pourcentage inconnaissable d'êtres humains qui estiment que certains livres sont sacrés et qu'on n'a pas le droit de les critiquer, qu'il s'agisse de livres religieux ou de leur auteur favori.
Vous l'avez compris, il ne reste plus grand-monde après cette décimation en règle. Si vous êtes arrivé/e à ce point, c'est donc, soit que vous vous sentez concerné/e ; soit que vous êtes ce que les psychologues de magazine appellent un "lecteur compulsif" ; soit que vous bossez dans le milieu de l'édition et que vous tenez à vérifier si vous êtes cité/e dans les pages qui suivent.
Il est plausible qu'un professionnel de la profession finira tôt ou tard par lire ce pamphlet (qui aurait pu être une satire, si on pouvait en rire plus franchement). Peut-être qu'alors sa dignité de professionnel sera atteinte, que sa probité sera mise en doute, que sa respectabilité sera bafouée... C'est fort probable et c'est tant mieux.
Il est possible que l'impression générale qui se dégage de ces mots soit imméritée pour certains d'entre eux. A l'instar des garagistes, il existe sans doute des éditeurs honnêtes, compétents et respectueux de la loi dans ce pays, capables de tenir tête à ceux de leurs collègues qui ternissent la réputation de ce métier. C'est possible, mais pas prouvé9.
Quant à ceux qui s'estimeront blessés ou lésés, espérons qu'au lieu de m'accuser de divulguer mes vérités, ils iront plutôt s'acharner sur leurs collègues qui confèrent ladite mauvaise réputation à leur "honorable profession".
Pour une fois qu'ils se rendront utiles.

Ceux qui n'ont pas la chance10 de s'imposer deviennent parfois les pires ennemis de ceux-là mêmes qui les ont publiés sans les porter vers le public. Il est notoire que les grandes maisons ne se mobilisent pas unanimement pour tous les auteurs. Plus les espérances liées à telle publication sont fortes, plus les efforts consentis pour imposer le titre en question sont importants. Dans les faits, une part énorme de la production est publiée en sachant qu'elle ne trouvera jamais place en librairie. Ces allers-retours éditeur-libraire ont pour unique but de faire artificiellement du chiffre et d'enrichir le distributeur devenu le centre de profit des métiers du livre. [...] Un bon auteur est un auteur mort. N'est-il pas exact pourtant qu'une part de la production est publiée sans conviction pour alimenter l'office ? « Pour mettre quelque chose dans le tuyau. »
Olivier BESSARD-BANQUY, in L'industrie des lettres


1.3 ADRESSE AU LECTEUR : "Oh, non, encore un écrivain !"

Lecteur, avant de te donner un aperçu de la vie quotidienne et de l'avenir probable des écrivains français, je voudrais que tu te demandes ce que tu sais vraiment de la condition humaine où vivent les auteurs dont tu lis les ouvrages et que tu vénères parfois.
De nous, tu ne connais que de brèves biographies (quelquefois erronées), de rares interviews (souvent tronquées), d'encore plus rares discours tenus pendant des conférences (parfois animées par des journalistes qui aiment bien nous couper la parole quand ils nous trouvent ennuyeux, c'est-à-dire toutes les sept secondes maxi)...
Les questions que tu nous poses sont souvent les mêmes (sources d'inspiration, auteurs et/ou romans préférés, le secret pour se faire publier et/ou avoir du talent...), que ce soit à cause de ta timidité induite par ton statut de spectateur, soit parce que la pression exercée pendant ces rencontres te contraint au conformisme.
Nous ne saurions t'en blâmer. La contrainte, nous savons parfaitement ce que c'est ; nous la subissons au quotidien, sous des formes que tu ne soupçonnes même pas. L'un des objets de cet ouvrage est d'éclairer pour toi la misère qui règne actuellement dans le milieu éditorial en particulier (et créatif en général), de te montrer les coulisses de l'usine qui fabrique tes "nourritures spirituelles". Autant te prévenir : ce n'est rien d'autre qu'un abattoir. Car, cher public indéterminé, ce que tu vois le plus aisément de notre monde d'écrivains, c'est seulement ce que t'en montrent les médias "dominants", c'est-à-dire dominés par la loi du marché et par des actionnaires aussi invisibles qu'improbables11. Pire : de tous ces auteurs, tu ne vois que les plus riches, qu'ils le soient en fric, en prestige ou en relations.12
Nous, auteurs, sommes particulièrement maudits, car nous ne pouvons pas faire la grève. Nous ne pouvons pas nous empêcher d'écrire, pas plus que vous, lecteurs, ne pouvez vous empêcher de lire. Nous ne pouvons pas non plus cesser de signer des contrats, car il suffirait alors aux éditeurs de puiser dans l'immense réservoir des manuscrits refusés pour y trouver de quoi assurer leur subsistance pendant des années (tout en vous refilant des saletés re-sucées maintes fois, comme ils savent fort bien le faire depuis que les marchands de livres sont aussi d'anciens marchands de tapis, de confiseries, de godasses ou de marchandises en plastique made in China13).
Alors que pourrions-nous faire ?
Nous immoler pendant le Salon du Livre en emportant avec nous le plus grand nombre possible d'éditeurs véreux ? Débarquer en commando cagoulé au siège d'une "noble maison" pour massacrer le staff à coups de hachoirs et de fusil de chasse ?14 Nous fédérer en une grande coopérative d'édition sans éditeur dedans et faire nous-mêmes avec un amour artisanal ce qu'ils font comme des éleveurs de porcs en batterie ?
Nous, les milliers d'écrivains francophones qui n'avons pas eu la "chance" de "connaître le succès" (traduisez : qui ont un nom déjà connu ou qui ont pillé une littérature de genre pour la mettre en conformité avec la littérature générale), nous sommes traités comme du bétail par nos éditeurs et par leurs diffuseurs/distributeurs, tous individus que nous ne pouvons ni choisir ni renier, même lorsqu'ils font preuve d'incompétence, d'incurie ou d'injustice flagrantes15. Et je vais ici t'expliquer par quelles méthodes ils nous maintiennent dans la misère professionnelle, qui n'est autre que leur crasse morale versée sur nos têtes.
Vous qui mettez le pied sur cette galère secouée par les vents de travers et les courants traîtres, vous allez au fil des pages apprendre plusieurs vérités sur la vie dans les soutes étouffantes, obscures et labyrinthiques du MOMIFIÉ – le Monde original, merveilleux, intelligent, français et inique de l'Édition –, un monde qui, tout en se proclamant terre de démocratie et de liberté, ne vaut guère mieux que la Grande Muette (l'armée) ou la Mafia, et qui mériterait amplement d'être rebaptisé l'Empire de la Mauvaise Foi.
Les solutions, si elles existent, ne sont pas simples ; afin de les évoquer, nous devrons rentrer dans le lard du problème. Et si vous ne souhaitez pas avoir la nausée, prenez vos remèdes : ça va tanguer.
Pour ce qui est de vous faire rouler, vous en avez déjà l'habitude, n'est-ce pas ?

1.4 LA LIBERTE DE CHOISIR : "Qu'est-ce que j'peux faire ? J'sais pas quoi faire.."

Comment pourrions-nous faire la grève des écrivains ? Comment mener un coup d'État contre la pseudo-république des éditeurs, puisqu'elle est non seulement virtuelle mais légendaire ? Comment réduire à néant le mépris et la mauvaise foi pharaonesques qu'ils ont atteint ces trente dernières années ? Quels écrivains seront assez désespérés pour organiser un autodafé informatique de leurs propres œuvres mort-nées ? Et franchement, à quoi bon nous décarcasser pour séduire un certain public assez veule pour se précipiter, par exemple sur un livre "jetable"16, autrement dit sur la quintessence de la culture mercantile, superficielle, niaise, laide, scélérate et nauséabonde ?
Le jour où l'ACTA (ou le CETA17, ou n'importe quel "accord" équivalent) sera adopté par la "communauté internationale" ou par les "dirigeants d'Internet" (sic), tout le fragile édifice qui fonctionne encore aujourd'hui s'effondrera dans l'indifférence générale d'un public habitué au pire, insensibilisé au drame d'autrui (voire encouragé à en rire), obnubilé par le discours officiel, rivé devant ses écrans et tondu jusqu'à l'hébétude. Ce jour-là, tout ce que je viens de dire sera caduque et voué au néant. A partir de ce jour-là, plus aucun artiste dans le monde ne pourra vivre de son travail, et seul sera visible l'art vide, officiel et tautologique18, subventionné par des budgets réduits à la portion congrue de ministères couchés ; l'art deviendra populaire jusqu'à l'écœurement, inoffensif, nullissime, consensuel et totalement écouillé.
J'ignore si j'atteindrai mon but avec ce pamphlet, qui est de faire prendre conscience au public français de ce qu'est la condition actuelle véritable des écrivains en France, dans un pays qui est censé les respecter traditionnellement.
Il y a bien des aspects à éclairer dans ce tunnel mais en voici un qui devrait vous permettre de prendre conscience de l'étendue infinie de la condition trop humaine de l'écrivain : sachez qu'un écrivain peut se retrouver débiteur de son éditeur sans même lui avoir jamais demandé la moindre avance financière. Bien sûr, cette somme négative ne lui est pas réclamée expressément ; elle reste virtuelle, en quelque sorte. Pourtant, elle lui colle aux basques, et elle garantit que cet éditeur ne lui fera plus jamais entièrement confiance. Pour que l'éditeur, devenu créancier de l'auteur, accepte de lui faire signer un nouveau contrat, il faudra impérativement que ce dernier projet rapporte de l'argent (à l'éditeur, bien sûr). C'est ainsi que l'éditeur peut avoir barre sur l'auteur : en lui faisant miroiter un moyen d'"effacer sa dette", c'est-à-dire en le forçant à accepter l'exécution d'une commande. Ainsi, non seulement les commandes représentent près de 50 % des ouvrages publiés en France (ce qui en dit long sur la "liberté" de l'écrivain) mais on est prié de ne pas interpréter cette manœuvre comme du chantage, sous peine d'excommunication.
Vous en connaissez beaucoup, des métiers aussi pourris (à part mère de famille) ?
Être écrivain en France, c'est faire partie des cinquante à cent mille exploités quasi anonymes qui bossent d'arrache-pied pour permettre à quinze cents d'entre eux de s'en tirer médiocrement et d'enrichir les cent cinquante qui s'en sortent plus que bien. Vous savez parfaitement desquels il s'agit, puisqu'on vous les montre en permanence dans les médias, comme les animaux-vedettes du cirque, ce qu'ils sont bel et bien.

En écrivant ce document, en montrant tels qu'ils sont les gens qui tirent profit de talents qui ne sont pas les leurs (et qu'ils ne peuvent espérer égaler), vous aurez compris que je me saborde définitivement. Non seulement aucun éditeur normal (traduisez : soumis) n'acceptera jamais de publier ce "brûlot19", mais même si quelqu'un a l'inconscience de le faire, il se mettra à dos la quasi totalité de la communauté éditoriale. Pire encore, le texte lui-même sera décrété inoffensif et creux par quelques critiques bien montés (à Paris) dont la réputation d'infaillibilité rendrait jaloux les papes du XIXe siècle eux-mêmes.
C'est pourquoi j'ai décidé que je n'en avais rien à foutre. Les derniers "rapports" que j'ai eus avec un éditeur m'ayant donné des idées de meurtre consciencieusement exécuté (cf. ma nouvelle Rendre à ces arts), j'ai décidé d'appliquer la seule méthode curative à ma portée. De même que le terroriste le plus dangereux (donc le plus efficace) est celui qui n'a rien à perdre, je me suis octroyé le meilleur statut possible en l'occurrence, celui de l'écrivain maudit par lui-même.
Et vous savez quoi ? Ça ne fait pas mal du tout, contrairement à ce qu'on vous prétend dans tous les médias, voire dans toute la culture. En fait, c'est même une sensation plutôt bonne, douce, celle qui procède de la décision de ne plus jamais devoir côtoyer ces blaireaux imbuvables qui veulent qu'on leur lèche le cul ou qu'on leur suce la queue, qu'on rentre dans leurs cases étriquées, qu'on s'écrase sous eux comme des merdes, qu'on les admire goulument, qu'on leur obéisse pour la "bonne" raison qu'ils seraient les maîtres. La sagesse habituelle dans ce contexte hégélien est que l'esclave se doit de fermer sa gueule, d'obéir et de souffrir en silence en attendant sa prochaine incarnation et un monde meilleur, où il sera heureux à condition d'avoir été sage comme une image de marque. C'est bien cela que vous ne voyez jamais dans les médias : les artistes qui s'y complaisent sont toujours les plus conformistes. (Et les plus conformistes de tous sont ceux que l'on qualifie de "provocateurs" ; rien n'est plus facile et vain que de provoquer un public bourgeois).

La question de savoir à quoi bon écrire ce pamphlet (cette mise au poing dans certaines sales gueules !) me paraît, au mieux, déplacée ; au pire, idiote. Le problème, c'est qu'il n'existe aucun moyen honorable de rétorquer à la mauvaise foi ; dès lors que votre interlocuteur y a recours, vous êtes piégé. Vous ne pouvez que : surenchérir dans la mauvaise foi, auquel cas l'autre ne vous ratera pas ; ou sombrer dans une forme de violence (laquelle, évidemment, vous retombera sur le coin du crâne). Et je ne crois pas que l'humour permette de résoudre une situation bloquée par la mauvaise foi ; tout simplement parce que l'immense majorité des petits chefs n'ont pas le moindre humour.
C'est pour cela que les gens aussi incompétents que prétentieux utilisent abondamment l'arme de la mauvaise foi : parce qu'elle n'abîme que les autres. Forme suprême de lâcheté. Il paraît que Jean-Paul Sartre a écrit d'épais bouquins pour la combattre ; malheureusement je ne les ai pas lus, et personne n'en a fait de fiche pratique. C'est pourquoi j'ai choisi l'arme du Ridicule, tout en regrettant qu'elle n'ait plus tué grand-monde depuis la Révolution ; sera-t-il efficace de raconter les choses telles qu'elles sont en coulisses, hors des médias couchés, et de laisser le (pardon : un) public en tirer ses conclusions ? Cela m'étonnerait, mais ce sera toujours ça de fait.
Oui, le milieu de l'édition est pourri de l'intérieur. Non pas seulement à l'échelle "supérieure" des prix littéraires, des gros tirages et des contrats juteux, qui "font" les célébrités comme le Prof. Higgins "faisait" Miss Doolittle, mais aussi au quotidien, tout en bas de l'échelle, là où le menu fretin essaie de survivre en rêvant d'illusions qu'on lui fait payer au prix fort sous prétexte qu'il n'est pas déjà célèbre (c'est-à-dire bankable) avant même d'avoir fait son premier rot médiatique.
Était-il vraiment nécessaire de le faire, ce pamphlet ? J'en doute. Est-ce que cela va changer grand-chose ? (à part le fait, bien sûr, que je serai mis au ban de la bonne société littéraire, celle qui pète dans la soie des 5e et 6e arrondissements parisiens, et aussi dans le "Milieu" méridional depuis quelques années). Trouverai-je des alliés pour me soutenir dans cette lutte contre l'abjection et l'ineptie ? Peut-être. Pas beaucoup, je pense, et pas très puissants ; mais ils seront décidés à chercher de nouvelles solutions.
Je sais bien que tous les milieux fonctionnent de la même manière, que les mêmes charognards se prenant pour de nobles prédateurs finissent toujours par s'y tailler leur part de proie au détriment des artistes et des artisans, qui n'ont plus qu'à aller se faire voir ailleurs au cas où l'herbe serait plus verte et moins radio-active. C'est comme ça depuis dix mille ans et ça le restera sans doute jusqu'à la fin des temps.
Sauf que.. je ne suis plus d'accord. Je pense que c'est précisément en essayant de trouver de nouvelles façons de faire que l'on en viendra à fonctionner différemment, à renverser cet ordre réputé naturel par ceux qui ne savent que l'exploiter à leur profit. N'importe quel humain doté d'un cerveau non gorgé d'aspartame, de farines animales en guise d'endorphines, d'adrénaline en comprimés20 et de valeurs surannées, sait que d'autres méthodes fondamentales sont possibles, que rien n'est inéluctable. Des auteurs comme Iain M. Banks, Fredrick Pohl, Ursula Le Guin, des gens comme vous et moi, ont prouvé que l'avenir de l'espèce humaine peut parfaitement ne pas ressembler à son passé ou à un cauchemar de Philip K. Dick, pour peu que l'on s'attèle à cette tâche, en commençant par réduire au silence les sinistrés de la société mercantile qui nous poisse(nt) l'existence depuis des siècles.
Il est temps que le Ridicule apprenne à tuer de nouveau, et que nous nous en servions pour plonger les mini-empereurs Valérien de l'édition dans des crises d'apoplexie salutairement mortelles ; c'est notre meilleure arme, la moins chère, parfaitement légale, et nos adversaires fournissent une mine inépuisable de raisons de leur plonger le nez dans leur merde.
Puisqu'il a été décidé dans les "hautes" sphères que quelqu'un devait "sauter"21 (puisque c'est désormais le seul moyen de faire grossir les parts du gâteau rassis qui reste), c'est donc que la guerre a bel et bien été déclenchée. Comme toujours, c'est le parti le plus fort qui provoque le plus faible22 pour se garder la possibilité de nier ensuite sa propre responsabilité, pour clamer haut et fort son innocence et la légitimité de sa riposte, laquelle sera forcément impitoyable, comme toujours lorsque les bombardiers et les chars blindés montent courageusement à l'assaut des fourches, des poings dressés et des plumes trempées dans la salive de nos crachats.
En quinze ans de "métier", je n'ai jamais vu un éditeur s'excuser auprès des gens que son incompétence ou son inconséquence avait lésés, et je me serais peut-être abstenu d'écrire ce pamphlet si la chose était arrivée ne serait-ce qu'une seule fois.
Je n'ai jamais non plus entendu un éditeur (ni un de ses sbires) prononcer le mot "intégrité" (ou entendre un écrivain le prononcer) sans se mettre à ricaner ou s'ébahir stupidement, voire en proférant des insultes : « Rien à foutre ! », « Tu nous emmerdes, avec tes concepts débiles ! », « Non, mais t'as quel âge ? » et même en une occasion, un « Pauvre con ! » qui fleurait bon le poujadisme morveux d'un certain président élu en 2007 par contumace et qu'on aimerait croire définitivement écarté de la scène publique que lui offrent régulièrement ses amis de trente ans, qu'ils soient éditeurs, acteurs, patrons de presse, gros universitaires ou tenanciers de bordel.
Que leur dire, sinon :

Ta gueule !
François MERLIN à son éditeur Georges CHARRON23
_________________________
1George Monti, entretien avec Olivier Bessard-Banquy, in L'industrie des lettres (cf. Annexe : Bibliographie).
2 En 2003, Livres Hebdo recense en France 3.500 éditeurs [...] tandis que le répertoire Editeurs et diffuseurs de langue française (Electre, 2003) mentionne 3.680 éditeurs francophones. "Le nombre total des éditeurs reste assez difficile à cerner. L'annuaire 2000 du Cercle de la librairie répertorie 4.239 éditeurs français, alors que l'Insee en recense 4.167. Les différents guides présentent généralement entre 1.000 et 1.200 éditeurs." (Roger Gaillard, Annuaire de l'Audace). Il ne faut pas oublier qu'édition est un terme fourre-tout qui recouvre des activités aussi différentes que : cartes postales, cartes de vœux, cartes géographiques et routières, guides touristiques, affiches de films, jeux de plateau, jeux de rôles, dictionnaires, livres de cuisine, manuels de développement personnel, digests, livres d'art, bandes dessinées... La littérature proprement dite (romans, nouvelles, essais) n'occupe qu'un quart environ de cette production.
3 L'oiseau-lyre est connu pour ses remarquables facultés d'imitation, y compris des bruits les plus incongrus et les moins naturels (clic d'appareil photo, tronçonneuse, alarme de voiture, discours politique...). [Voir Annexe A : Ode à Notre-Dame de Cultura.]
4 Haut de la page 15, in Spirou N°2237 du 26 février 1981.
5Roland Wagner est décédé en 2014 à l'âge de 51 ans ; Ayerdhal en 2016 à XX ans. Les autres écrivains français n'ont jamais manifesté le moindre intérêt pour mon travail.
6 On trouvera plusieurs exemples de prétentions éditoriales dans le chapitre 10. Le Questionnaire de Procuste.
7Sondage effectué en Grande-Bretagne en 2007 – n'ayons surtout pas la prétention de croire que les Français sont à l'abri de cette tare.
8 Exemple de "fonctionnement par Best-Seller" : à l'été 1939, Mein Kampf figurait encore sur la liste des dix meilleures ventes aux Etats-Unis (et se débrouillait fort bien dans tous les pays d'Europe) ; dans la mesure où cette nation n'avait pas l'intention d'entrer en guerre à l'époque, on ne peut donc arguer que l'achat massif de ce livre obéissait à l'injonction classique "Connais ton ennemi". Il paraît plus probable que c'était là une conséquence de la popularité des idées répandues par Hitler et relayées par Henri Ford, ce grand industriel américain admirateur du Führer, conjuguées aux 32 à 55 % de moutons de Panurge qui composent donc le public général.
9Voir Annexe : Petite annonce glacée.
10On notera qu'OBB parle de "chance", ce qui implique qu'un auteur qui "s'impose" ne le fait pas exprès. C'est donc déjà un point de vue "éditorial", voire éditorialiste. J'analyse plus loin (6.2) l'ouvrage de cet universitaire fort bien introduit (voire intronisé ?) dans le milieu éditorial.
11 Par exemple, savais-tu que l'actionnaire majoritaire du groupe Lagardère est depuis 2012 le Sultan du Qatar ? T'en voilà informé/e. Sache que tu n'y peux rien ; par contre, lui peut désormais, grâce aux livres qu'il laisse publier, influencer tes lectures, donc ta pensée, ta culture et ta vie ; peut-être même ton avenir et celui de tes enfants. [Voir Annexe K : L'avenir probable de l'édition française.]
12On dit que la France compte entre 50.000 et 100.000 auteurs ; combien en as-tu vu à la télévision cette année ? Vingt ? Quarante ?
13 Attention à la typographie : je n'ai pas écrit "Marchandise merdique" avec une majuscule ; en effet, je ne parle pas ici de Jacques Marchandise, le PdG qui fut un jour imposé à la tête de Hachette par l'actionnaire Paribas, et qui était charaputé depuis le groupe Péchiney, c'est-à-dire.. un fabricant de plastique. Ce n'est là qu'une amusante coïncidence. (Enfin, quand je dis amusante..)
14Cette phrase a été écrite deux ans avant le 7 janvier 2015 ; j'ignore si elle me vaudra une condamnation, morale ou autre, mais son ambiguïté me chagrine. Et pourtant..
15Exactement comme "nos" politiciens.
16Voir annexe D.
17Cette mascarade vient d'être adoptée par les "députains" (les députés européens), des gens qui se croient élus par le peuple, alors que leur électorat représente moins de 1 % de la population.
18Jeff Koons, Ben, Christo, etc.
19 Quel mot délicieusement désuet ! Tiens, j'offre ce truc publicitaire à l'intention des porte-cravate salariés et tatoués de l'intérieur par leur logo chéri : pour désamorcer ledit brûlot, il suffira de faire parler une grosse tête télévisuelle et de lui faire prononcer le mot "brûlot" avec d'énormes guillemets, dans une émission dite littéraire. La destruction médiatique de l'ouvrage sera alors proportionnelle au charisme (version moderne de la "sincérité") de l'individu. Voir ce qui est arrivé à Michael Moore après Fahrenheit 9/11.
20Rappelons que l'adrénaline n'est pas l'hormone du plaisir, comme le croient de plus en plus de gens, mais l'hormone secrétée par le cerveau en cas d'agression. Un psycho-sociologue en tirera des conclusions sur l'association entre plaisir et besoin d'agression.
21Voir à ce sujet le chapitre 5.2, et la phrase de Jean Ziegler.
22 « Dans son essai La république mondiale des lettres, Pascale Casanova se proposait de montrer "que la littérature mondiale est régie, comme beaucoup d'autres domaines d'activités, par la loi du plus fort." » (in Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs)
23 Les citations de Bob Saint-Clar et de François Merlin sont extraites du film Le Magnifique, de Philippe de Broca, 1968 ; scénario de Francis Veber, Philippe de Broca et Jean-Paul Rappeneau. Si je cite ce film ici, c'est pour plusieurs raisons ; d'abord, Veber et de Broca s'étant disputés lors de l'écriture du scénario (Veber ne voulait pas développer le personnage de Tatiana, ce qui aurait privé Jacqueline Bisset de l'un de ses meilleurs rôles, et nous... d'elle), Veber a fait retirer son nom du générique ; Broca n'ayant pas voulu que le sien seul y figurât, il décida que personne n'y serait mentionné (Rappeneau, appelé à la rescousse pour finir le scénario, se plia à cette règle). Ce qui prouve que le milieu du cinéma n'est pas plus à l'abri des bisbilles et des crêpages de chignon que celui de la littérature. Encore celui-ci a-t-il été réglé avec une certaine élégance du vide.
Ensuite, lorsque j'ai vu Le Magnifique pour la première fois à 12 ou 13 ans, j'ignorais que je deviendrais écrivain un jour et que j'aurais affaire à des éditeurs ; pour moi, le personnage de Georges Charron, l'éditeur de François Merlin, était fatalement une caricature. Des années plus tard, revoyant le film, je m'aperçus que non seulement Charron n'est pas caricatural, mais qu'au contraire, il est hurlant de vérité. A une différence près : le personnage interprété par Vittorio Caprioli – avec la voix savoureuse de Georges Aminel – est drôle ; ce qui n'est jamais le cas d'un vrai éditeur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire